Les fantômes

Avant la pandémie, je n’en avais jamais rencontré. 

Ils sont arrivés avec elle, parasitant les moments où je suis seule. 

Je devrai me reposer, me dit-on. Il faut me préserver, je dois tenir compte du bébé. Il faudrait donc que je chasse les fantômes pour trouver le répit. Mais je n’ai pas le mode d’emploi de cette expulsion là.


En tant que marchand de sable hospitalier, je croise parfois des derniers regards. C’est plutôt rare.

Ça arrive quand le sommeil contribue à une ultime tentative de sauvetage, qui échoue. 

Mais dans ce cas, j’accompagne les derniers rêves et c’est dans l’ordre des choses. Je n’oublie pas ces regards, ces hommes et ces femmes, mais je ne les trimballe pas avec moi non plus. Leur famille était là pour le dernier souffle ou pour accompagner le corps, pour le deuil de ces inconnus.


La pandémie a supprimé le recul nécessaire pour rester à ma  place de médecin, cette distance qui n’empêche pas les émotions ou même l’affection parfois, mais qui positionne chacun à l’endroit où il doit être. Cet espace qui permet aux patients de rester des inconnus à mes yeux, inconnus avec lesquels j’ai partagé un moment très intense. D’ailleurs quelques heures après la prise en charge, quelques jours parfois, j’oublie leur nom. Il redeviennent anonymes, et je garde uniquement, précieusement, le souvenir de l’expérience partagée. Comme une empreinte. Mais eux, je les quitte.


Les patients COVID, je ne les ai pas laissés. Je n’ai pas réussi. Ils sont là les fantômes.

Car le support affectif, l’amour dont ils avaient besoin dans leur calvaire, était absent ou mis à mal, par des mesures restrictives drastiques mais indispensables, surtout pendant les 6 premiers mois .

Corps insuffisamment touchés de façon bienveillante, apaisante. Voix étouffées par les masques. Un mur de « protection » a été dressé entre eux et les individus non contaminés, les privant du réconfort que procure le contact verbal et physique avec autrui. Mur de protection errigé pour que nous puissions les traiter en limitant les risques pour notre propre santé. Combien de patients sont morts sans avoir pu dire, ou recevoir de leur entourage les mots de la fin, la tendresse du départ?


Mes collègues infirmiers et aides-soignants se sont transformés en autre chose. En bouées pour les patients. Et moi, en bouée pour les familles au bout du fil. Bouées de fortune. 


La pandémie a volé des vies, mais surtout des morts. Veiller les mourants, respecter les rites funéraires, c’est si important pour la dignité des disparus. La médecine n’a pas pu et ne peut pas remplir cette mission...


Mon travail c’est sauver des vies. Pas sauver des morts. 


Je ne veux pas de nouveaux fantômes.


Je sais que mes mots n’auront aucun impact sur ceux qui éprouvent des réticences à la vaccination.

Mais je répète quand même, inlassablement:

Pour que nous puissions rester « humains », chaleureux, tendres dans les moments d’émotion 

Pour que nous puissions tomber les masques 

Pour que je puisse présenter mon bébé à ses frères le jour de l’accouchement ( et non à mon retour à la maison) 

Pour que les funérailles ne soient plus menacées de huis clos 

Pour que les mariages se célèbrent en grande pompe 

Pour les concerts, la danse, le sport collectif

Égoïstement pour vos sorties ou solidairement pour nous tous


Parceque tout le monde connaît quelqu’un qui est mort ou a été malade du coronavirus mais qu’aucun d’entre nous, sans doute, ne connaît de victime du vaccin...


Allez vous faire vacciner.


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