Les mercis


 Pleurer un coup. Brièvement. 

Parce que j’ai entendu des applaudissements par la fenêtre ouverte du bureau où je consulte les dossiers. 

Parce que le plat que je me suis fait livrer pendant la garde était accompagné d’une surprise et d’un mot adorable, écrit à la main, sur une assiette en carton.

Parce qu’à mon arrivée à l’hôtel, le personnel avait pensé à mes allergies alimentaires. Qu’une lettre aux soignants était disposée sur la table de nuit. 


Pleurer brièvement parce que je ne sais pas trop quoi faire de ces mercis, qui me touchent néanmoins.

Parce que je ne suis pas sure de les mériter. 

Mes collègues sont incroyables de solidarité, d’attentions mutuelles. 

Je suis fière d’être anesthésiste dans notre équipe, d’être anesthésiste tout court.

L’anesthesiste est un débrouillard qui connaît le moteur, le moteur humain. Il observe le corps et le sonde avec quelques outils. Fait des mesures, bricole avec deux trois tuyaux. Il trouve ce qui ne va pas. Il compense les défaillances. Il règle la panne, sans savoir forcément d’où elle vient. Il rétablit la fonctionnalité de façon assez grossière: pour la finesse, il passe la main aux collègues intensivistes ou internistes.

Mais par temps de COVID, un bon bricoleur sort quand même quelques patients de l’ornière.

Voilà pour la fierté.


Revenons-en aux mercis.

Nous ne sommes pas des héros. 

Nous ne faisons que notre travail. 

Comme les instituteurs, les caissiers, les éboueurs, les postiers et tous ceux que j’oublie. 


Je ne suis pas sure de mériter ces mercis, ces applaudissements, parce que je fais de mon mieux. 

Faire de son mieux n’est pas faire le nécessaire. C’est juste faire de son mieux.

Et c’est un renoncement.


Oui, réanimer une patiente en choc hypovolémique après son accouchement, parvenir à la réveiller et à la sevrer des médicaments, de l’assistance respiratoire, c’est faire de son mieux. 

Ménager quelques minutes après son réveil, pour que son époux inquiet puisse la voir, lui parler, avant de rentrer à la maison seul et sans possibilité de visite, c’est faire de son mieux. 

Mais ce n’est pas faire le nécessaire. Elle va mettre longtemps à se remettre du double traumatisme: celui de l’ accouchement compliqué et celui de l’isolement pour l’affronter.


Faire de son mieux, c’est mettre les patients sur le ventre pour les aider à respirer, avec la contribution de jeunes de l’armée, dévoués, qui viennent nous prêter main forte (j’en ai déjà parlé) sans être préparés à la vue de malades inconscients et intubés.

Mais ce n’est pas faire le nécessaire. Ils n’ont pas de lieu où décompresser vraiment, puisqu’ils restent à la caserne jusqu’à la fin de leur mobilisation, loin de leur famille.


Faire de son mieux, c’est évoquer l’état critique d’un patient avec sa fille au téléphone. Sa fille, qui doit prendre part à des décisions concernant ses deux parents hospitalisés sans pouvoir les voir physiquement. 

Mais ce n’est pas faire le nécessaire. Elle n’oubliera pas l’accompagnement impossible de ses parents. En tous cas, c’est ce qu’elle dit. 


Faire de son mieux c’est aller voir une mémé de mon village qui ne consulte plus son médecin par peur du covid, lui administrer les premiers soins, tenter de la convaincre de consulter quand même.

Mais ce n’est pas faire ce qui est nécessaire, et comme d’autres, elle souffrira sans doute d’un retard de prise en charge.


Faire de son mieux c’est essayer d’aider à distance une amie malade, sans pouvoir l’aider physiquement. Et ça, c’est carrément triste.

Je crois que je n’avais jamais imaginé une épreuve dans laquelle tout contact physique, marque d’attention, serait un danger.


Nous faisons tous de notre mieux, c’est certain, vraiment. Mais nous ne pouvons pas forcément faire ce qui est nécessaire.


Tant que ça m’inquiète, c’est que les choses ne vont pas si mal. C’est que je ne suis pas trop sous l’eau, et que les repères moraux sont là. Digues invisibles.

C’est que je ne suis pas réduite à faire sans réfléchir.

C’est que c’est un problème pour moi de ne pas faire tout le nécessaire. J’aimerai que ça le reste. 

Donc, même si je ne pense pas mériter les mercis, continuez quand même de les adresser. Oui, continuez. 

Ça permet de faire de son mieux sans se sentir trop incompétent, trop frustré, de rester inventif pour contourner les difficultés.




Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les bonnes mères

Clap de fin

De l’autre côté …