Pour ne pas choisir de camp


 La journée avait l’air normale. Noé croyait que c’était dimanche. Pas d’école, tous les quatre à la maison, déjeuner au soleil. 

Charlie comprend mieux lui. Il s’active, pèle et coupe des légumes à congeler, soigne ses poules. Prépare un coin pour travailler.
Qui l’eût cru? Un petit virus. 
Suffisant pour rebattre les cartes de l’avenir. L’avenir professionnel à long terme pour Baptiste. L’avenir professionnel à court terme pour moi.
Entre une lessive et la préparation d’un gâteau, songeuse, je plane. 
La réalité est impossible à appréhender. 
À l’hôpital, l’ennemi invisible pèse lourd. Je ressentais un décalage, dimanche, en observant les habitants qui s’asseyaient encore en terrasse depuis une fenêtre de la maternité. Ça semble avoir changé, ça me soulage légèrement. En rentrant, depuis jeudi dernier, je quitte mes vêtements et je lave tout à 65 degrés. Autour de moi, les tests se positivent parmi les soignants et les patients côtoyés. C’est un peu comme un étau.
Nous savons qu’il faudra affronter la même vague qu’en Italie, qu’en Alsace, sans couler. Nous avons quelques jours d’avance. C’est étrange. Je me documente pour être mieux préparée demain que lundi dernier. Je maintiens un lien virtuel quasi-permanent et essentiel avec mes collègues. Heureusement nous travaillons en équipe. Cette entente est un élément fondamental dans le plaisir quotidien que j’ai à travailler - et un soutien sérieux en temps de crise. 
Des images de tri sanitaire me reviennent. Mais c’était loin de chez moi, c’était il y a des années.
Ces derniers temps j’ai mis mes affaires en ordre: réglé l’administratif, fait des courses, rangé. Comme avant de partir pour un long voyage.
Après 24h de récupération, j’arrive lentement à mettre mon cerveau sur pause. À oublier un peu cette question lancinante : «allons-nous réussir? » ( à prodiguer des soins dignes malgré le nombre de malades, à préserver nos cocons familiaux, à rester nous-même en bonne santé ?).
Probablement, non. Mais il faudra essayer de toutes nos forces.
Quand j’ai eu 15 ans, un soir, j’ai dit à Baptiste-assis-sur-son-scooter-rouge que je serai médecin «pour ne pas choisir de camp», même en cas de conflit. 
Depuis j’ai compris que les médecins choisissent tout le temps. 
Que le drame fait partie du métier. 
Qu’il n’empêche pas de vivre normalement malgré tout. 
Sauf parfois. 
Comme là.

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