Éviter les adieux



18h58, l'heure de rentrer chez soi... 

Dernier jour à l’hôpital universitaire vaudois. Il y a comme un goût de mission accomplie dans ce départ: il met fin à 3 années et demie de va et vient entre Genève et Lyon (master d’éthique), Genève et Neuchâtel (Certificat de droit), Genève et Lausanne cette dernière année... Bref, une agitation certaine! Je me réjouis évidemment à l'idée de ne faire "que" mon travail tous les jours dans un même hôpital, situé à moins de 30mn de chez moi. Je me réjouis aussi de retrouver ma ville de cœur. Mais ça, c'est une autre histoire. Ici j'ai rencontré des gens passionnés, rigolos, brillants, attachants, comme partout où l'on passe un bout de temps. Alors, j'ai soigneusement évité les adieux toute la journée. 

Et v'là qu'elle est arrivée. Comme d'habitude, elle boitait un peu. 
Je l'ai rencontrée un matin de juin. Je l'ai rencontrée parce que son horizon, c’était sa jambe. Elle n’était plus qu'une jambe, une jambe et une souffrance immense enfermée dedans. 
On a passé des moments pas très rigolos toutes les deux. 
Enfin, surtout elle. 
Et puis les médicaments magiques et quelques petites techniques hypnotiques ont fait leur oeuvre. Elle a d’abord redormi, puis remangé, puis s'est assise, a pu retoucher son pied. Elle a reparlé, resouri, supporté à nouveau le contact d'une chaussette. Au bout de 2 mois elle s'est levée, au bout de 4 elle a refait ses premiers pas. 
Cette été elle portait des tennis des jupes courtes et les cheveux longs, avec un air un peu négligé quand même ... Une fille de 17 ans  comme les autres, ou presque.
Je l'ai vue souvent, je répondais parfois au téléphone la nuit.
Aujourd'hui, elle voulait absolument "me donner un truc" avec une moue inimitable d’adolescente qui peine à apprivoiser ses émotions. Parcequ'elle était émue . Elle n'avait pas très envie que je parte.
J'ai ouvert son paquet, mais pas sa lettre. J'ai attendu qu'elle tourne les talons.

Extrait:
"J'ai eu la chance d'avoir une personne fantastique qui a réussi à faire diminuer mes douleurs. Vous m'avez aidée même au milieu de la nuit quand ça n'allait vraiment pas. Vous m'avez écoutée. (...) Alors pour tout ça je voulais vous dire merci, merci d'avoir été un médecin et une personne exceptionnelle".

J'ai évité les adieux toutes la journée pour rien, c'est foutu, je vais monter dans ma voiture les yeux tout embués.


Et c'est ainsi que la boucle se boucle: les anesthésistes sont là pour préserver ou restaurer la physiologie lorsque les patient sont agressés par un accident ou une chirurgie. Ils veillent à leur intégrité physique, psychique. La lutte contre la douleur est une partie importante de ce travail. En restaurant un fonctionnement normal, nous rendons nos patients autonomes, "comme avant", du moins on essaie.


L’anesthésie, l’éthique, la douleur. Et c'est ainsi que se boucle la boucle.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les bonnes mères

Clap de fin

De l’autre côté …